Les métiers

Un peu de nostalgie
Le tisserand à main
De fil à fil, jour après jour
Ta navette passe et repasse,
Croisant la chaîne qu’elle enlace
La trame avance à chaque tour.
La toile gonfle sous ta main
Meneuse de jeu sans relâche
Jusqu’au soir rien ne la détache
De cet épuisant gagne-pain.
Lorsque le métier fait silence,
L’oeil bien las, le muscle fourbu,
Devant le métrage obtenu
Tu te sens fier de ta cadence !
Claude Le Roy
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Le plâtrier
Du sous-sol au plafond, du peintre au vitrier,
S’entrecroisent des chants, des appels débonnaires,
Plombier, électricien, de joyeux partenaires
Taquinent l’impassible et discret plâtrier.
Appliqué, solitaire, armé de sa truelle
Il attaque le mur d’un geste retenu
Étale un blanc manteau sur les briques à nu,
Maquille la paroi pour la rendre plus belle.
Lorsque de son talent il exprime l’aisance,
Un dessin sur la corniche, un motif compliqué,
Il appose sa griffe au trait sophistiqué
Comme pour mériter sa propre survivance.
Symbole rituel venu du fond des âges,
L’homme en s’identifiant anoblit son labeur.
Servir au mieux son art, y mettre tout son cœur
Voilà de l’artisan le plus beau des labeurs.
Josette Tournerie
Nos poèmes
Le goémonier
Avec sa fourche et son chapeau,
Ses bottes et son ciré qui traîne,
L’homme surveille le chariot,
Son vieux cheval est à la peine ;
Il a remonté tout l’estran,
Son sabot glissant se rebelle,
La charge branle sous le vent
Et pousse contre la ridelle
Le lourd varech et le fucus,
La laitue et le laminaire.
Déjà sonne au loin l’angélus…
Sur le quai la goémonière
Qui est remontée en courant
Chercher renfort si nécessaire
Salue de loin en soupirant
L’équipage tiré d’affaire.


La lampe de dentellière
La dentellière, près de sa boule,
Croise et décroise ses fuseaux.
La boule au ventre rond et pleine d’eau
Devant une bougie ou une ampoule
Fait croître la lumière glissant sur le réseau.
Tout doucement le temps s’écoule…
La femme a froid, même près du fourneau.
Elle n’y voit plus et son dos s’enroule,
Son regard s’attendrit passant sur le berceau,
Se durcit sur son homme endormi et fin soûl.
La vie est dure. Ce n’est pas un cadeau.
Poème et dessin de Jocelyne Corbel
Mon ami le Clown…
Foutu cirque de bord de Loire
Il se peint collé à son miroir
De rouge, de blanc, de noir.
Comme il est drôle à voir !
Musique joyeuse, trépidante,
Vives lumières, il observe,
Ecoute sourire aux lèvres
La peur au ventre…
Pif, Paf, des claques, des culbutes à faire peur,
Toujours à la recherche d’effets nouveaux,
Crée la surprise : s’agite, tombe à l’eau !
Et on explose de rire, de bonheur !
A son âge, il a peur de l’abîme,
Il lance ses pirouettes avec émotion,
Le chapiteau vibre, immense ovation
Que la musique rend sublime !

Métier ?
Toute activité dont on tire des moyens d'existence !
Gagner sa vie ?
C'est un artisan cuisinier.
Il adore nous régaler.
Découvrir nouvelles saveurs
Rien de meilleur pour son bonheur.
Lui, médecin de son village.
Il en connaît tous les visages.
Chaque bobo il a soigné
Et les mourants accompagnés.
Deux beaux « métiers » à leur façon,
Des connaissances, des passions,
Faisant aussi « gagner sa vie » !
Qu'en est-il encore aujourd'hui ?
On nous parle plutôt « d'emplois »
Recouvrant on ne sait trop quoi...
De la belle ouvrage on prétend
Ne plus jamais avoir le temps...
Mais le goût du beau et du bon
Qui nous apparaît moribond
Est seulement anesthésié
Et commence à se réveiller !
Julie – novembre 2019


MAITRESSE D’ECOLE
Dans la petite chambre, à Honfleur, sous les toits,
D’une main appliquée, sur les cahiers du jour,
J’écrivais les modèles, au beau milieu de toi,
Ma jeunesse fougueuse aux accents de l’Amour.
Aux écoliers joyeux, j’apprenais la lecture,
Et je sais qu’aujourd’hui, fleurit leur cinquantaine…
Année soixante dix, vos empreintes perdurent…
Je ne me lasse pas de vos douces rengaines.
Ma mémoire a gardé les yeux de mes élèves,
Leurs regards attentifs et leur brillante ardeur,
Un petit doigt pointé avant que ne s’élève
Une voix empressée de réciter par cœur…
Accueillant chaque instant, tel un bonheur à prendre,
J’observais ces enfants esquissant leur destin,
Animés fièrement par le désir d’apprendre
Un poème enchanté illustré de dessins…
Et si parfois le cancre oubliait ses devoirs,
Je le laissais fleurir mon bel imaginaire.
En s’armant de courage, auprès du tableau noir,
N’était-il pas heureux, à l’ombre de Prévert ?
Ce fut ma Belle époque, aux exquises manières…
Sur les ailes des ans, mes pensées vagabondent…
Des artistes fervents que le passé éclaire,
Dans un salon de thé, réécrivaient le monde.
Les images gravées exauceront mes vœux…
A ce temps suspendu, j’abandonne mon âme.
Si le vent des années a blanchi mes cheveux,
De mes doux souvenirs, il magnifie la flamme…

LA RETRAITE DE L’INSTITUTEUR
Plus jamais n’écrirai septembre
À la craie sur un tableau noir ;
Mon cher automne couleur d’ambre
N’aura plus le goût des devoirs.
Plus de récréations houleuses
Sous le préau battu au vent.
Toussaint passera silencieuse ;
Triste, à l’abri des cris d’enfants.
Adieu guirlandes de Noël,
Contes qui brillent dans les yeux,
Ces voix qui, à l’année nouvelle,
Timidement disaient les vœux.
Je conserverai en mon être,
Avec la neige en février,
Tous ces regards vers la fenêtre
M’abandonnant à ma dictée.
Mai… Le printemps… Fête des mères…
Pâte à sel, bijoux de papier :
Le petit présent éphémère…
Et s’éternisent les récrés.
Adieu balance Roberval,
Adieu le Mont Gerbier des Joncs,
Adieu Seigneurs et cathédrales,
Comptines et récitations !
Je croyais, livré à moi-même,
Être libre… J’avais tout faux.
Car sur les années qui s’en viennent
Le temps dresse mon échafaud.
© Daniel Cuvilliez (Du Cap Fagnet à Antifer)

L’atelier
J’avais un oncle menuisier
qui régnait sur son atelier.
Avec amour, d’une caresse,
évaluant du bois la richesse,
façonnant poutres … ou cercueil
qu’il savait jauger d’un coup d’œil,
il aimait aussi faire naître
sous ses doigts jouets ou fenêtre.
Je le vois encore, ravi,
incliné sur son établi,
dirigeant la longue varlope
d’où le copeau se développe.
En ce lieu flottait un parfum
de chêne, d’érable, de pin :
Des bois, ainsi, l’âme s’exhale,
ultime offrande végétale.
Jeanne Foucher Novembre 2019


Le Facteur
C’est un petit monsieur qui a son importance,
Car il connaît bien mieux les routes de Provence
Qu’un GPS réglé au centimètre près.
Il s’en va et s’en vient au rythme du courrier.
Des dames tout en noir au soir de leur automne
Attendent agacées sa camionnette jaune
Sur le bord du chemin, la main gauche en visière
Pour mieux se protéger de l’énorme lumière,
Car il est aujourd’hui l’unique visiteur.
Mais avec son bon sens, son sourire charmeur,
Il sait comment les prendre et les rasséréner,
Leur tendant gentiment de la Publicité
Sans beaucoup d’intérêt, mais qui les lie au monde.
Il a de l’entregent, du punch, de la faconde
Et il fait rire un peu les vieilles esseulées.
Pour elles le Facteur n’est pas un Préposé.
Vette de Fonclare
Le balayeur rêveur
Le balayeur est seul au monde
Et pousse dans le caniveau
De vieux papiers de vieux mégots
Des choses plus ou moins immondes.
Il aimerait sur un cargo
S’embarquer pour un tour du monde
Pour ça il faut en ce bas monde
Amasser un joli magot.
Alors il pense en rigolant
Qu’en suivant son chemin pentu
L’eau portera les détritus
Vers la mer où vit le hareng.
Et les déchets les immondices
Vivront l’ivresse des abysses.


Bergère
Je suis bergère dit-elle
D’un accent plein de soleil,
La nature bonne et belle
A pour moi le goût du miel.
Mes bêtes sont vagabondes
Et cela me convient bien,
Ou légères ou fécondes
Elles œuvrent pour mon bien
Là où le vent les entraîne
Est leur pays familier,
Par la montagne ou la plaine,
Leur plaisir est mon métier.
Toutes les fleurs sont merveilles
Dans cette chasse aux trésors,
Je suis bergère d’abeilles
Me confia-t-elle alors.
Chaque ruche est ma conquête,
Mon essaim c’est mon troupeau,
Sous le masque et la cueillette
Voici le nectar nouveau.
Quel est votre métier ?
Aujourd'hui, dans la société
Si vous devez vous présenter
On vous demande en tout premier
« Quel est votre métier ? »
Même en étant retraité,
Vous serez catalogué
Par le métier exercé.
Si vous annoncez : policier
Ou dans les impôts travailler...
Pas très facile à porter !
Chance à vous si vous étiez
Infirmière ou bien pompier,
A la rigueur pâtissier.
oOo
Pourquoi ne pas s'intéresser
A ce qu'on sait bien faire ?
A ce qu'on aime faire ?
Pas seulement notre métier
Qui pouvait être « alimentaire » !


Poésie sur le thème des Métiers.
On peut être doué si l’on aime son métier.
Ainsi que le disait Caron de Beaumarchais,
Tour à tour, courtisan, écrivain, éditeur :
« Le métier des auteurs est un métier « d’oseurs ».
Vous connaissez ainsi le conseil de Boileau,
Que vous appliquez sur la page, mot à mot :
« Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ».
Satisfait vous serez, d’une œuvre besogneuse.
Mais si vous pimentez de notes capricieuses,
D’un sol ici, d’un do là, soupir et arpège,
De cités homériques dans un florilège
Aux couleurs cousues de sonorités inouïes,
Si vous brodez ensemble toutes ces galaxies :
Ces métiers étranges à une étoile de mer,
Hôtesse d’or, chercheurs de l’air aux vers Prévert,
Gardiens de la terre aux amoureux de prison,
Créateurs d’impôts aux collecteurs de chansons,
Ouvriers en col blanc aux énarques d’usine,
Commis circassiens aux augustes de cuisine,
Manif de paix aux travailleurs de gilets jaunes,
Brûleurs au long cours aux cap’tains de l’Amazone…
Alors, seulement, Auteurs Oseurs, vous serez !
Métiers
Métiers disparus métiers à venir emprise du travail le monde évolue
questions aux métiers d'hier qui laissent rêveur ou perplexe
affoireur de vin baloteur d'oeufs batteur de soute bosselier
cocassier ou coquetier ou cocotier c'est le même cotiresse craquelotière
plus doux peut-être le dorelotier mais espinassier et fourbeur gipponier ou
grenier car ce fut un emploi quant à impositeur mieux vaut manchiste ou bien
oublieur voire regrattier ou quarriéreur
et le repêcheur d'animaux morts ou le sauvaginier le tapissier sarrasinois ou le
toiseur zoneur aussi
métiers perdus aussi obscurs que les métiers en latence ou à peine inventés
réduits à des sigles vidés de leur substance mais en ont-ils encore
tous inhumains dans leurs noms évidés lettres inintelligibles au commun
réservés au étroits techno -crates -logues -philes - ou ce qu'on voudra
sauf pour le DRH "DRHache" le bien compris qui bûcheronne à grands ahans dans
le vif des "ressources humaines"
transhumance des transhumanistes ?
Daniel-Claude Collin / novembre 2019


Vogue
Fais métier de vulcanologue
Ou éleveur de bouledogue,
Éplucheur de marrons en bogues.
Sur Mars, va te faire ethnologue,
Pour pattes de chat : podologue
Et pour escargots : sexologue.
Analyse faits analogues
Et choisis-les sur catalogue
Pour muets, professeur de dialogues,
Pour abeilles sociologue,
Grand bâtisseur de synagogues,
Pour rire un peu, climatologue,
Pour proche avenir : nécrologue,
Le fin du fin, politologue,
Cueille épilobe en épilogue
Et vogue, vogue la pirogue …
Danièle MANOURY le 27 juillet 2019
Les lissiers.
Quand Armagnacs et Bourguignons
se faisaient sans pitié la guerre,
il se trouvait des compagnons
pour exercer leur savoir-faire.
Ils faisaient naître avec doigté,
pratiquant basse et haute lisse,
des merveilles sur leur métier
à l’instar de l’Apocalypse.
C’est aux murs glacés de châteaux
qu’était destiné chaque ouvrage
qu’ils transportaient par monts et vaux
chez les seigneurs avec courage.
Aujourd’hui, même le tapis
le plus simple à mettre par terre
ne se fait plus qu’en Chine, au pis,
pour un salaire de misère !
Michel Bartha May-sur-Orne, le 12 octobre 2019.


POLITICIEN
On se prend pour l’As, on se prétend Roi,
On est l’atout maître, on coupe, on bataille,
On fulmine, on peste, on gueule et l’on raille,
On sème à tout vent sa mauvaise foi.
On se dit sincère, on triche parfois ;
Dans la vérité l’on tranche et l’on taille
Et pour découvrir chez l’autre une faille,
On change la règle en cours de tournoi.
Souvent arrogant, toujours respectable,
Plus ou moins suspect mais jamais coupable,
D’un scrutin perdu, l’on sort grand vainqueur !
On peut tout jouer : vaudeville ou drame
Mais loin du théâtre où l’on vous acclame,
Laissez-moi rester le valet de cœur.
© Daniel Cuvilliez poète
Irrésolution
Une jeune indécise, à l’aube de sa vie
Ne savait quel métier pourrait lui faire envie.
Habile de ses mains, elle sera plombière.
Le mot est incorrect, de même que pompière.
Si elle aime le sport, pourquoi pas entraîneuse ?
Terme bien ambigu, tout autant que chauffeuse !
Si elle entre au barreau, lui dira-t-on « maîtresse » ?
Dans un grand restaurant, « cheftaine ou bien cheffesse » ?
Qui modèle des corps, serait-ce la sculptrice ?
Qui écrit des romans, l’auteure ou bien l’autrice ?
Elle pourrait aussi servir la République,
Dans ce domaine, encor, sévit la polémique :
Madame le ministre ou madame la maire ?
La discrimination rend la potion amère !
Elle devint mannequin, pourtant, la mort dans l’âme,
Mais eut un compagnon qui était sage-femme.


La dentelière
Où l’ai-je rencontrée, cette vieille aux yeux doux,
Était-ce par chez moi, était-ce par chez vous ?
Je ne me souviens plus ni du temps, ni des lieux
Mais j’ai tout retenu de ses mains et ses yeux,
Ses yeux qui paraissaient porter mille jeunesses,
Comme si, tout au long des années disparues,
Elle avait su glaner, comme autant de richesses
Les jeunesses manquées, les jeunesses perdues.
Elle qui n’avait pas d’autre rente peut-être
Que cette profusion de fleurs sur sa fenêtre,
Avait dans son regard du bonheur clair et dru
Qui parlait à chacun un langage connu.
Assise sur le seuil avec sur les genoux
Un coussin de velours épinglé de grimoire,
Hiéroglyphes secrets, ruban criblé de trous
Qu’elle suivait des yeux moins que de la mémoire,
Elle faisait aller ses doigts comme des fleurs,
Échangeant sans erreur promptement les fuseaux,
Enchevêtrant les fils en multiples réseaux
À travers les crochets de toutes les couleurs.
C’était beau comme une œuvre et c’était du bonheur,
Ses mains parlaient aux yeux, ses yeux parlaient au cœur.
Je ne sais pas pourquoi son cœur au mien parla,
J’avais tant à savoir d’un cœur comme celui-là !
Que n’ai-je retenu ce qu’il m’avait appris !...
Mais pour l’avoir appris, l’avais-je bien compris ?
Irène Gaultier-Leblond (Florilège)
Albert Glatigny
par Irène Gaultier-Leblond

Portrait à l’eau-forte dessiné et gravé par A. Esnault.
Albert Glatigny, est né à Lillebonne en 1839 et mort à Sèvres en 1873.
Il a reçu en 1917 la Prix l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
Fils d’un ouvrier charpentier nommé gendarme à Bernay en 1844, Glatigny y est placé comme boursier au collège de la ville. Il en sort pour entrer dans une étude d’huissier. Il s’en échappe presque aussitôt pour gagner Pont-Audemer, où il trouve une place d’apprenti typographe. Ses connaissances avancées en latin lui permettent de déchiffrer avec bonheur un livre de Ronsard trouvé dans un grenier, « le jeune Albert ouvrit le livre et chose merveilleuse! il comprit ce vieux et fier langage, ce beau
parler, ces façons galantes, ces bravoures de-rythme, ces images,
ce lui fut une révélation.
Engagé à dix-sept ans dans une troupe de comédiens qui passent par Pont-Audemer, il compose en quatre jours son premier drame en trois actes et en vers : Les Bourgeois de Pont-Audemer au dix-septième siècle pour le théâtre de la ville. Dès lors, sa vie est-elle de courir désormais la province, composant dans une cour d’hôtel de Falaise un nouveau drame en vers sur Guillaume le Conquérant. Il poursuit seul ou avec sa troupe vers Nevers, Épinal, Belfort, Paris, Bruxelles avant de rencontrer, l’éditeur de Baudelaire, Poulet-Malassis, qui lui fait connaître Les Odes funambulesques de Théodore de Banville. Cette fois, c’est une illumination. Quelques mois plus tard, il publie les Vignes folles (1860), où l’influence de ce maître est particulièrement sensible. Voici l’un se ses sonnets :
. Anatole France le décrivait ainsi le poète « Il était taillé comme un épouvantail : grand et maigre avec de longues jambes, une face imberbe où s’épanouissait une grosse bouche hardie et affectueuse, des mains énormes, des pieds qui n’en finissaient pas, des yeux toujours brillants de fièvre et la parole nouée comme on disait alors, c’est-à-dire qu’il bégayait. Avec son grand besoin de vivre, d’aimer et de chanter, il avait la tête pleine de visions.
Son ami Armand Dubarry le comparait plutôt à un Don Quichotte normand. Il ne lisait pas ses poémes rapporte celui-ci, il les déclamait de mémoire, tout frais émoulus de son cerveau. Il se plaisait sur les planches et ne concevait pas de sort plus enviable que celui de comédien-nomade.
Ce même Dubarry raconte encore : Il me souvient qu’une fois, jouant un mélo très noir, son partenaire furieux des variantes que Glatigny apportait au texte, s’était emporté jusqu’à lancer distinctement, de manière que tout le public l’entendit « Ça n’est pas ça », celui-ci répondit, sans se démonter « Comment, monsieur, vous ne me connaissez point, vous ne me demandez pas qui je suis, je vous raconte mon histoire, et vous me dites : ça n’est pas ça ! » Interloqué, l’autre ne sut plus que balbutier, et Glatigny avec une efftonterie enfantine acheva sérieusement la tirade entamée et reçut tous les applaudissements.
Depuis sa rencontre avec Théodore de Banville Glatigny nourrissait pour lui une affection filiale ; il lui devait d’avoir été lancé, dans le monde littéraire de Paris, surtout il lui reconnaissait une valeur poétique faite surtout de classicisme impeccable qui le séduisait. Ce fut la période la plus agréable de son existence décousue. Le parc royal l’enchantait, autant que le voisinage de Paris
Il eut des amours, souvent malheureuses l’une de celles-ci lui inspira le poème ci-contre, Les jouets
Il était généreux, bon, sans amertume.
« Je jouerai le rôle du souffleur, confiait-il à un ami, je ne puis sortir du trou et monter sur la scène que dans les pièces qui ne sont pas en habit, parce que je n’ai pas de costume. » Certains soirs, il paraissait sur le tréteau après la chanteuse et faisait des vers sur les rimes que le public lui jetait, il avait pour cela une vivacité d’esprit fulgurante.
Dans le Bulletin de la Société des sciences et arts de Bayonne Louis Labata rapporte ce souvenir :
« Les jours de paye étaient jours d’orgie pour le poète et pour son chien Toupinel qu’il avait élevé au rang d’ami intime. L’un suivant l’autre, ils s’en allaient alors droit au café Fariné, lui, le cœur en extase, plein des soixante-dix francs qu’il venait de toucher. Gravement, il s’asseyait devant une table solitaire, Toupinel lui faisant face et commandait deux côtelettes, l’une pour lui, l’autre pour son chien et c’était un spectacle ridiculement drôle et touchant de voir ce garçon efflanqué découper en menus morceaux la part de son camarade, les lui offrir avec des tendresses toutes maternelles cependant que refroidissait sa propre côtelette.
Il fallait du coup en reprendre pour un mois. Sans doute Toupinel en avait-il conscience qui se gardait bien d’en perdre une seule miette. «
Après Toupinel, Glatigny eut un autre chien, un bâtard nommé Cosette qui le suivait comme son ombre.
Durant plusieurs années, on ne put voir Glatigny sans Cosette.
«Le 1er janvier 1869, après bien des aventures de grands chemins, Glatigny, qui se trouvait alors en Corse, à Bocognano, fut arrêté par un gendarme et mis au cachot sous l’inculpation d’avoir assassiné un magistrat
Le gendarme l’avait pris pour Jud, le coupable recherché partout. Le gendarme de Bocognano était comme les chiens de garde, il n’aimait pas les gens mal habillés et ses soupçons s’éveillèrent au seul aspect des vêtements sordides du poète-comédien, ce que révèle le procès-verbal d’arrestation dans lequel on peut lire : « Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru celui d’un fugitif. » Le plus étonnant c’est qu’il se trouva un juge suppléant pour confirmer et signer « Oui, effectivement » faisant placer Glatigny aux fers, dans un cachot sombre et humide où Cosette défendit courageusement son maître contre les rats qui voulaient le dévorer. Déjà très malade, l’état de Glatigny s’aggrava lourdement dans la prison malsaine.
De retour chez lui, en pays normand, il y trouva une jeune fille qui fuyait l’invasion allemande, Emma Dennie. Il en fut amoureux et celle-ci l’aima pour son bon cœur, son talent de poète et peut-être parce qu’il était malheureux. Atteinte du même mal de poitrine que lui, ils s’épousèrent donnant ainsi pour la première fois un foyer, au pauvre vagabond.
Glatigny ne cessait jamais d’écrire en tous temps et tous lieux, recueils de poésies, pièces de théâtre, correspondances, voici comme le poète décrit son mariage au frère de sa femme :
Mon cher frère
« C’est fait. Avant-hier soir, le bon monsieur Benard m’a condamné au bonheur à perpétuité. Une atroce douleur de reins, qui m’empêchait de marcher, a fait célébrer le mariage dans ma chambre. C’est Messieurs Delaplace et Vannier qui servaient de témoins à Emma ; Messieurs Degousy et son beau-père étaient les miens.
Mon cœur déborde de joie. Hier nous avons été assez égoïstes pour ne pas avoir, le temps de vous écrire. Que le même bonheur vous arrive bientôt. Attendez-moi d’un moment à l’autre. Encore trois ou quatre jours de repos et nous allons vous sauter au cou.
Chez nous on désire la paix et je crois que la guerre ne serait que la continuation des désastres. Que cette horrible épreuve soit vite terminée ! Nous vous embrassons de toutes nos forces.« Votre frère, « ALBERT GLATIGNY. »
un extrait d’une autre lettre
« …Je jouis d’une chose qu’on appelle un zona. Ce n’est pas gai. Je ne sais rien d’atroce comme cette douleur qui a le privilège de vous rompre les reins. Ça n’attaque en rien les organes, c’est purement extérieur, mais extérieur à la façon d’une forte dégelée de coups de bâton. Enfin ça va passer.
Dussiez-vous en être indigné, je vous avouerai que plus, je vais, plus je me sens amoureux d’Emma, et ça prend la tournure de continuer toujours comme ça. Quel trésor ! Je suis obligé de me pincer pour me persuader que je ne dors pas quand je me dis que c’est ma femme. « Nous vous embrassons bien fort, « Albert Glatigny. »
Je cite de nouveau Anatole France : Je vis Glatigny quelques jours avant sa mort, dans la petite maison située au pied du coteau de Sèvres, sur le bord d’un chemin en pente, raviné par les pluies, où il recevait les soins assidus de sa mère et de sa femme. Faible à ne pouvoir bouger, secoué par des accès de toux dans lesquels il pensait rendre l’âme, certain enfin de ne pas guérir, il imaginait de grosses plaisanteries pour égayer sa jeune femme. Je le trouvai qui faisait avec un soin minutieux un théâtre de carton pour un enfant. Il y avait des deux côtés de sa chambre des bibliothèques qui étaient en même temps, par un agencement ingénieux, des caisses pour le voyage et des tablettes pour le séjour. Sur ces étagères, les poètes étaient vêtus honorablement. Tel recueil de Théodore de Banville était relié en maroquin bleu ; tel livre de Victor Hugo était habillé de vélin blanc. Ces reliures si délicates, si craintives, avaient gardé leur fraîcheur à travers les plus étranges aventures. Ce témoignage manifeste de soin et de fidélité acheva de me gagner au pauvre bohème, revenu, hélas ! de toutes ses courses.
Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa trente-cinquième année. Ses amis le conduisirent au cimetière du village par une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui ressemblent à un sourire dans des larmes. Sa veuve lui survécut de quatre mois.
Alfred de Musset soupira en s’éteignant : « Que la vie est longue ! ». Albert Glatigny, plus disposé que jamais à la lutte malgré ses misères murmura : « Que la vie est courte ! »
Les bohémiens.
La route est gaie. On est descendu. Les chevaux
Soufflent devant l’auberge. On voit sur la voiture
Des objets familiers jetés à l’aventure :
Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.
Une femme en riant écoute les propos
Amoureux d’un grand drôle à la maigre structure.
Le père noble boit et le conducteur jure.
Le village s’émeut de ces profils nouveaux.
En route ! Et l’on repart. L’un sur l’impériale
Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin
Le soleil luit et l’air est plein d’odeur de foin.
Parcours de rêve, à demi couché sur une malle,
Et le destin comique au coin de la forêt
Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît.
Albert Glatigny
Les Jouets
Pour l’avoir rencontrée un matin, je l’aimai,
Au temps où tout nous dit les gaietés naturelles,
Quand les arbres sont verts, lorsque les tourterelles
Gémissent de tendresse au clair soleil de mai.
Nos âmes échangeaient de longs baisers entre elles,
Tout riait près de nous, et, dans l’air parfumé,
On entendait des bruits d’amoureuses querelles.
Mon cœur, alors ouvert, depuis s’est refermé.
Et ne me demandez jamais pour quelle cause
Vers un autre côté la fille svelte et rose
A détourné ses yeux doux comme les bluets ;
Car, pour ne pas laisser leurs mains inoccupées,
Les enfants, sans pitié, brisent leurs vieux jouets
Et retirent le son du ventre des poupées !
Albert Glatigny
Et pour terminer l’hommage à ce poète normand que je porte dans mon cœur, voici comment j’ai résumé sa vie dans mon recueil " Poés’Histoire en Normandie", livre paru en 2012 :
