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Juin 2018

Chagrin d’amis

 

                        Le pauvre Rutebeuf avait cent fois raison

                        Lorsqu’en vers émouvants, il chantait sa tristesse.

                        Le vent voleur d’amis souffle en toute saison,

                        Emportant avec lui des fragments d’allégresse.

 

                        Il arrive parfois qu’un hasard bienheureux

                        Place sur notre route un homme ou une femme

                        Au sourire avenant, au regard chaleureux,

                        Jouant de beaux accords qui enchantent notre âme.

 

                        Le chemin de la vie semble moins rocailleux

                        Quand après un fou rire ou une confidence,

                        Épaule contre épaule, on avance joyeux,

                        Car l’on est riche alors de cette connivence.

 

                        Bien des années plus tard, que sont-ils devenus,

                        Compagnons de jeunesse, amis inséparables ?

                        Ces liens qui ne sont plus étaient-ils si ténus

                        Que le temps a brisé ces chaînes misérables ?

 

                        L’horizon s’assombrit lorsque le cœur a froid,

                        Vaine constatation d’une logique amère !

                        Si l’idée d’être seul nous pétrifie d’effroi

                        Le remède n’est pas sur nos écrans de verre.

 

                        Où sont les réunions et les veillées d’antan ?

                        Oublions internet, ses futiles chimères,

                        Et la télévision rien qu’un fugace instant,

                        Pour offrir à autrui des sentiments sincères.

Pemier prix de poésie au concours national de littérature 2018 ASC de BNPParibas sur le thème de l'amitié.

Vert de rage

 

“Le pardon est la plus belle des choses, mais la vengeance est tellement plus satisfaisante.”

Simon Dussault

 

Mathias Beaussire s’ennuyait ferme. Déjà trois semaines qu’il était mort ! Trois semaines dans une vie d’homme, cela passe très vite, mais dans une vie de plante verte, c’est autre chose ! Eh oui ! Aussi étrange que cela paraisse, il s’était réincarné en plante tropicale. Il avait toujours pensé que la métempsychose était une croyance destinée à quelques bouddhistes plutôt illuminés. D’ailleurs, il n’ajoutait foi à aucun dogme religieux, ne vénérait nulle divinité, ne redoutait pas l’enfer, pas plus qu’il n’espérait le paradis. Il croyait en lui, tout simplement. Il faut dire qu’en toute modestie, il se voyait comme l’archétype du beau gosse, trentaine rayonnante, corps harmonieusement body-buildé, barbe de trois jours, regard d’acier, garde-robe à la pointe de la mode. Sa petite voiture de sport était une sorte d’aimant à filles. Un bon métier qui lui permettait de bien gagner sa vie sans trop s’investir, un appartement agréable avec vue sur la ville, des succès faciles auprès des filles. Sans vouloir se jeter des fleurs, il avait parfaitement réussi sa vie… jusqu’au drame. Maintenant, il végétait dans une jardinerie. Et pourquoi renaître en végétal alors que dans son existence précédente, il n’avait absolument pas la main verte ? Parmi l’immense variété florale présente dans le monde, il connaissait essentiellement les roses qu’il offrait à ses conquêtes, blanches pour un premier rendez-vous, rouges au meilleur de la relation et jaunes en cadeau de rupture. Comme le temps passait lentement ! Il commençait à comprendre la signification de l’expression prendre racine. Il ne pouvait pas dire que l’on ne s’occupait pas bien de lui, on le sortait quand il faisait beau, le rentrait pour la nuit et il pouvait boire toute l’eau qu’il désirait. De l’eau ! Quelle horreur ! Il aurait donné quelques-unes de ses feuilles vernissées pour un mojito. Il ne se passait strictement rien. Les clients du magasin s’extasiaient sur ses fleurs pourpres, mais ne faisaient que l'admirer et repartaient avec des croquettes pour chien ou un poisson rouge. Certains déchiffraient la petite pancarte fixée sur son pot : nemesia mortifer. C’est ainsi qu’il s’appelait désormais. Quelle existence trépidante ! Au moins, il pouvait se consoler avec le fait qu’il était une plante d’ornement, il aurait pu renaître en ortie ou en chiendent.

Soudain il l’aperçut. Il avait reconnu de loin sa démarche chaloupée et son grand cabas de toile. Elle, c’était la responsable de sa situation actuelle, quasiment sa meurtrière. Il l’avait rencontrée six mois auparavant. Elle était fort jolie et bien entendu, il avait entrepris de la conquérir. Elle était tombée dans ses filets plutôt facilement. Mais lui, le séducteur impénitent,  s’était laissé envoûter par son regard de braise et ses cheveux couleur de miel. Il faut dire aussi que le sens de l’humour qu’elle gardait en toutes circonstances en faisait une compagnie fort agréable et surtout qu’elle se montrait une partenaire à la hauteur au cours de leurs jeux coquins. Il n’était pas tombé amoureux, certes, pas lui, c’était quelque chose qui ne pouvait en aucun cas lui arriver, car il n’était absolument pas fait pour vivre une romance à l’eau de rose, pourtant sa présence lui était devenue indispensable et de jour en jour, il était de plus en plus impatient de la retrouver. Il y avait d’autres filles dans sa vie, mais ce n’était pas de sa faute, ces demoiselles, toutes plus jolies les unes que les autres insistaient pour sortir avec lui. Il ne pouvait décemment pas les décevoir ! Et puis il avait une réputation à tenir ! Elle le lui reprochait régulièrement et menaçait de reprendre sa liberté. Ce qui l'amusait beaucoup, on ne quitte pas Mathias Beaussire, c’est toujours lui qui part ! Un beau jour, elle lui annonça qu’elle fréquentait un jeune professeur tout prêt à partager son quotidien et lui faire des enfants. Elle lui montra même une photo de l’heureux élu sur son portable. Il avait éclaté de rire. Elle n’allait quand même pas le laisser tomber pour cet intello binoclard ! C’est pourtant ce qui arriva. Pour lui, c’était une première. D’habitude, c’était toujours lui qui se lassait le premier et partait sans se soucier des larmes de la fille délaissée. Après quelques instants de stupeur, il réalisa qu’il s’était fait envoyer sur les roses et il ressentit l’amertume d’une blessure d’amour propre ainsi qu’une certaine tristesse à l’idée de ne plus la revoir. Il se sentait accablé par le sentiment d’un grand vide qu’il fallait à tout prix combler. Ce qu’il tenta de faire en avalant mojito sur mojito. L’engourdissement bienheureux qui en découla lui fit quelque peu oublier sa déconvenue. Puis il eut la sottise de reprendre sa voiture pour rentrer chez lui. Virage raté, confrontation avec un platane qui gagna haut la main. Fauché dans la fleur de l’âge ! Résultat, il mangeait les pissenlits par la racine et pendant que son corps qu’il avait entretenu avec tant de soin pourrissait dans le caveau familial de son village natal, son esprit vivait dans ce stupide arbrisseau. Quel gâchis !

Quand il la revit au magasin, les mauvais souvenirs lui revinrent en mémoire. Il avait devant lui la garce qui avait causé sa déchéance. Il se mit à trembler de toutes ses feuilles, puis se ressaisit rapidement. Il se rendit compte qu’elle le regardait. Ses réflexes de séducteur reprirent le dessus. Il exhiba ses fleurs les plus belles, dégagea le parfum le plus suave, si bien qu’elle repartit avec le pot. Il reconnut sa petite voiture où il l’avait à plusieurs reprises possédée sur la banquette arrière, mais, cette fois, il n’eut droit qu’au coffre, calé entre deux sacs de courses. C’était le bouquet !

Une fois rentrée chez elle, elle l’installa bien en vue, près d’une fenêtre. Elle souriait, satisfaite de son achat. Lui aussi était content d’être arrivé là. Il allait pouvoir réfléchir tranquillement au châtiment qu’elle méritait. Après tout, il s’appelait Nemesia et si ses souvenirs de mythologie étaient exacts, Némésis était la déesse de la vengeance. Il connaissait bien l’endroit pour l’avoir souvent fréquenté au cours de sa vie antérieure et regarda autour de lui. Près de lui se trouvaient deux magnifiques orchidées qu’elle arrosa tout en leur parlant doucement. C’était une concurrence qu’il ne pouvait en aucun cas tolérer ! Dès qu’elle fut sortie, il décida de s’occuper de ses encombrantes voisines. À force de concentration, il réussit à faire pousser une sorte de racine aérienne qu’il plongea dans le pot de ses rivales. Certaines plantes tropicales sont capables de sécréter une substance toxique. Il renouvela l’opération et au bout de quelques jours, les petites chéries avaient perdu la plupart de leurs fleurs et faisaient grise mine. Lui, par contre, avait produit de nouvelles inflorescences et avait tellement grandi qu’il fallut le rempoter. La jeune femme se consola assez vite de la disparition de ses orchidées et reporta toute son attention sur sa récente acquisition qui se révélait en pleine forme et absolument superbe. Mathias avait enfin sa future victime toute à lui et se nourrissait de son énergie à chaque fois qu’elle le touchait. Ses feuilles grandissaient jour après jour et ses fleurs, triomphantes, rougeoyaient tandis que les joues de sa propriétaire pâlissaient.

Souvent, le prof venait passer la soirée et même la nuit. Il ne partageait pas l’admiration de son amie pour la luxuriance de sa plante. Les regards qu’il lui jetait étaient franchement hostiles. Qu’importe ! Mathias en avait autant à son service. Quand son rival était là, il tentait de se faire oublier et se faisait tout petit dans son pot. Mais dès que le binoclard était parti, il ouvrait tout grand d’énormes fleurs, déployait d’immenses feuilles dentelées et multipliait les tiges aériennes, émettait son arôme le plus suave qui attirait irrésistiblement la jeune femme. Lorsqu'elle était tout près, ses pétales la frôlaient et absorbaient l’essentiel de sa force vitale. Au bout de quelques jours, elle se sentit tellement dolente qu’elle ne put aller travailler. Blanche comme un lys, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Le clown à lunettes qui lui tenait lieu de chevalier servant se faisait visiblement du mouron et l’avait même incitée à consulter, mais aucun spécialiste n’avait pu déterminer la maladie dont elle souffrait. Un matin, Mathias la vit tituber jusqu’à lui, le visage amaigri, la peau diaphane. Il sut que son heure était arrivée. Enfin ! Il allait pouvoir lui rendre tout le mal qu’elle lui avait fait. Ses feuilles se dressaient comme des armes menaçantes, ses fleurs qui palpitaient d’excitation étaient passées du rouge profond à un noir malsain. Un lourd parfum capiteux rendait l’atmosphère presque irrespirable. La jeune femme, comme hypnotisée, s’approcha dangereusement. Mathias en profita pour enrouler une liane démesurée autour de son cou gracile. Trop faible, elle ne se débattit presque pas. Il n’avait plus qu’à serrer lentement et se repaître de son agonie. Une ultime étreinte !

C’est alors que la porte s’ouvrit brutalement sur le binoclard qui brandissait un flacon. Mathias eut le temps de lire désherbant total. Il allait mourir une nouvelle fois, mais tout espoir n’était pas perdu, il renaîtrait peut-être sous la forme d’un serpent venimeux et pourrait aller au bout de sa vengeance.

Pemier prix de nouvelle au concours national de littérature 2018 ASC de BNPParibas thème libre.

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